Rav Oury Cherki
Optique nationale et universelle de la "Délivrance"
Un résumé de leçon - Le P'tit Hebdo, 5768
Le fait que nous vivons une période assez exceptionnelle dans l’histoire de notre peuple est une donnée, je pense, admise par tout le monde. Le problème est: étant donné que nous sommes passés d’un état de peuple en dispersion à un état de peuple en passe de se réunir sur sa terre - de la dépendance à l’indépendance - il est évident que ce passage ne se fait pas sans crise; sans crise de maturité, sans crise d’identité. Ce n’est pas la même chose de vivre en Galout (exil) que de vivre en état de Guéoula (libération) et il est évident que, du fait même du transfère géographique et politique, se pose le problème de l’identité de ce peuple qui vit cet événement: est-ce qu’il n’y a pas de risque de brisure, de cassure de la cohésion du peuple juif que nous avons connu jusqu'à présent?
La première chose que je voudrais préciser c’est le sens même des termes Galout et Guéoula. Il y a souvent des visions mystiques qui se greffent sur ces termes. Alors, pour être bien clair, je voudrais prendre une autorité plus ou moins admise de tout le monde: le Maharal de Prague. Dans sons livre d’historiosophie "Netsa’h Israël", il donne trois critères de définition de la Galout: le fait d’être en dehors de son pays, le fait d’être dispersés et le fait d’être sous une domination étrangère. De là, on peut comprendre que pour le Maharal de Prague, la Guéoula est l’indépendance politique du peuple juif réuni sur sa terre. Cette définition du Maharal de Prague se démarque très nettement des définitions de types mystiques.
La première délivrance de l’histoire d’Israël répond à cette définition: à Pessa’h, Israël sort de la domination du Pharaon et de l’Egypte et ce n’est que cinquante jours plus tard, que se produit la révélation, sur le mon Sinaï. Voir dans le sionisme politique le début de la Guéoula d’Israël n’est pas une invention du Rav Kook, c’est Maïmonide, le Maharal et les Maîtres du Talmud qui nous donnent cette vision des choses, c’est donc la vision traditionnelle du judaïsme. Evidemment, nous avons prit des habitudes différentes. Etant donné la profondeur de l’Exil, nous avons oublié qu’il avait une identité nationale juive, hébraïque, et nous avons eu tendance à nous considérer comme une confession, comme une religion.
La deuxième chose qu’il faut comprendre c’est le rapport qui existe entre Galout et Guéoula. Dans le judaïsme, ces deux états sont vécus comme un dialogue entre le créateur du Monde et la communauté d’Israël. Cette relation "conjugale" est figurée de cette façon dans la lecture traditionnelle du Cantique des Cantiques (Shir hashirim). On peu donc dire que la Galout est vécu comme l’absence du visage du Créateur. Cette face qui se révélait, à Jérusalem, dans le Saint des Saints, n’est plus visible. Etant donné que la collectivité d’Israël est considérée comme une personne au singulier ("ano’hi Hashem Elohé’ha": Je Suis l’Eternel ton Dieu), la Guéoula n’est pas simplement quelque chose qui se passe dans la dimension horizontale, comme le disait André Neher, mais également dans la dimension verticale: c’est une réconciliation entre D.ieu et Israël, il y a ici quelqu’un que nous avons oublié, avec qui nous avons fixé un rendez-vous, avec qui nous avons des choses à nous dire, face à face, panim el panim, à travers ce retour.
De qui D.ieu est-Il le D.ieu?
Nous avons défini la délivrance, selon la tradition juive, à travers des critères historiques et politiques plutôt que mystiques, et nous avons souligné qu’il s’agit avant tout d’un rendez-vous, et d’une réconciliation entre D.ieu et Israël. Mais ce processus est extrêmement compliqué parce qu’on pourrait penser que cette rencontre est le privilège d’une des factions de la société israélienne; les religieux par exemple! Mais il faudrait savoir: de qui D.ieu est-il le D.ieu? Est-ce qu’il est le D.ieu de la religion? Des nationalistes? Des Juifs cosmopolites? De l’Humanité? Il y a ici tout un problème: quelle est la face du Créateur qui se manifeste à travers ce processus qu’on appelle la géoula. Et il y a effectivement des tentations de s’approprier, à soi, le visage du Créateur.
Sainteté, nationalisme et humanisme
Le Rav Kook considère, qu’une société ne peut être normale, y compris, d’ailleurs, la société d’Israël, que si elle est porteuse de trois idéaux: la recherche de sainteté (le kodesh) centrée sur l’individu, la recherche de la nationalité centrée sur la collectivité et la recherche de l’Humain en général. S’il s’agit, effectivement, de donner la place à ces trois dimensions, il est évident qu’il y aura des crises, des tensions, des moments où une composante l’emportera sur l’autre, mais, en fin de compte, il y a nécessité d’un équilibre véritable pour que se manifeste le visage du D.ieu d’Israël.
Yaakov, Israël et Yéchouroun
Dans la tradition, le peuple juif porte trois noms, les trois noms du patriarche qui a fondé les douze tribus: Yaakov, Israël, Yéchouroun. A quoi correspondent ces trois identités? Dans masse’het bera’hot (le traité talmudique traitant des bénédictions) on nous dit que c’est Yaakov qui est vivant en exil et c’est Israël qui meurt ("Yaakov vécu dans le pays d’Egypte…Les jours d’Israël approchant de leur terme…" Berechit 47,28). En exil nous vivons en tant que religion, c’est Yaakov, et quand nous rentrons en Erets Israël nous devenons Israël, l’identité nationale. On peut dire que 1948 marque le triomphe d’Israël et la mise à l’écart de Yaakov.
Sionisme et tradition religieuse
Lors de la Guerre des Six Jours, il s’est passé un événement biblique: la libération de Jérusalem et du Mont du Temple. Et là, s’est créée une nouvelle tendance qui va unifier sionisme et tradition religieuse et trouve son expression ultime dans le Goush Emounim (le bloc de la Foi) qui va commencer à repeupler la Judée, la Samarie et la région de Gaza. A ce moment là, une certaine partie de la société israélienne a considéré que le sionisme lui a été volé. Comme l’a dit Amos Oz en voyant les nouveaux pionniers religieux: "On m’a volé mon Doubone", ou comme le dira Ariel Sharon avant l’expulsion des Juifs du Goush Katif, lui qui avait favorisé les implantations dans les territoires: "Le problème c’est que vous êtes habités de messianité". Ainsi, depuis la Guerre des Six Jours, Yaakov et Israël se sont unis à travers le sionisme religieux et ceux qui se sentaient portés vers l’universel n’ont plus suivi, provoquant une nouvelle crise et un nouveau risque d’éclatement de la société. Peut-être pour annoncer la phase finale qui verra l’aspiration universelle se joindre aux tendances nationales et religieuses?
Une crise d'identite nationale
Puisque les aspects religieux, national et universel ne constituent pas des aspirations exclusives et incompatibles mais au contraire des composantes complémentaires nécessaires à l’accomplissement de la délivrance, les remous actuels de la société israélienne tendraient à nous rendre plutôt optimistes. Car, si pour passer de l’identité Yaakov à l’identité Israël, il a fallu la crise de la religion du vingtième siècle, il n’est pas impossible que nous devions passer une sorte de crise d’identité nationale pour arriver à l’universel.
L'ecorce precede le fruit
Il faut se situer selon l’optique Cabaliste qui dit klipa kodemet lapri (l’écorce précède le fruit) et qui indique que tout phénomène positif a une première version nocive. D’une certaine manière, ce qui est en train de se passer de nos jours, c’est l’établissement d’un débat. C’est vrai que ce débat prend une forme violente, on pourrait dire, même, anti-démocratique, qui utilise les moyens du pouvoir, mais qui n’utilise pas les normes démocratique. Mais ça peut devenir également un débat. A ce propos je voudrais dire qu’il est parfois nécessaire que les parties en présence ne se comprennent pas. Parce que si elles se comprenaient trop, elles ne pourraient pas agir.
Un contrat foundateur de la societe
Il y a, aujourd’hui, un sentiment d’urgence d’une réflexion véritable, sur le contrat fondateur de la société d’Israël. Le problème est de savoir est-ce qu’il y a incompatibilité, dans l’absolu, entre les normes démocratiques et l’idée de délivrance. Il est important de comprendre qu’au niveau du regard de la tradition, ce qui se passe actuellement est tout à fait positif. C’est-à-dire, ce n’est pas un hasard si le problème de la continuation du sionisme est posé. Si il est posé, c’est parce que nous sommes arrivés, déjà à un stade assez mûr pour poser ces questions. Ce qui pourrait faire avancer la société, c’est de comprendre que nous sommes aujourd’hui dans la gestation d’une nouvelle identité, qui est celle que la tradition appelle Yeshouroun. Cette identité qui sait qu’elle est porteuse d’un message universel, qu’elle a quelque chose à dire à l’humanité.
Quel model de societe pour l'humanite?
Il est important de comprendre que nous sommes en train, aujourd’hui, d’élucider le problème de savoir : quelle est le type de société que nous pouvons proposer à l’Humanité. Nous avons cette prétention d’être des exportateurs de modèles de sociétés. Or, cette société dont parle la Torah, n’a jamais été réalisée. Jamais, dans l’Histoire, le projet d’Israël n’a été vécu de manière concrète et complète. C’est parce que ce projet est tellement complexe, qu’il demande quelques milliers d’années de synthèse et de dialectique pour pouvoir se réaliser. Et tout porterait, justement, aujourd’hui, à discerner le fait que nous sommes, peut-être à la veille d’être à même de créer cette société. Et comme c’est très dur, c’est très douloureux, il y a des crises. Mais vous savez, c’est peut-être une maladie des juifs, il y a une sorte de Emouna (confiance - certitude) qui dit que si ça a duré quatre mille ans, alors, ce n'est pas pour rien.