Rav Oury Cherki
L’homme carnivore
Paracha Re'eh, Av 5766
Le droit que s’arroge l’humanité d’abattre des animaux, domestiques ou sauvages, pour s’en alimenter, n’est pas une évidence d’un point de vue moral. Tuer pour vivre suppose la supériorité morale de celui qui tue, mais remets immédiatement en question la valeur d’une supériorité qui autorise la privation de la vie d’un autre être, même inférieur. La tradition hébraïque, en accord avec la recherche scientifique, présente l’humanité d’origine comme végétarienne: "Je vous donne toute plante porteuse de graine sur la face de la terre et tout arbre fruitier porteur de fruits, pour votre alimentation" (Béréchit 1, 30). Ce n’est qu’après le déluge que la Thora autorise la consommation de viande: "Tout ce qui vit sera votre alimentation comme les plantes, Je vous donne tout" (Bér. 9, 3). Les interprétations de cette autorisation sont divergentes. Pour Nachmanide, le déluge a créé une relation de dépendance des animaux envers l’homme. En effet, c’est l’homme qui a sauvé les animaux dans l’arche de Noé, ce qui lui donne le droit de prendre sa part de leur chair. Ce que signifie cette idée est que l’ensemble des êtres vivants forme un seul grand organisme, où l’homme remplit la fonction d’élever l’animal au niveau d’être pensant, en participant à la vie humaine. Par contre pour le rav Kook, l’alimentation carnivore est une concession faite par la Thora à la violence des hommes, qui a été la cause du déluge. C’est pour que l’homme n’emploie pas la violence contre l’homme, que celle-ci est canalisée vers la vie animale. Ces deux interprétations a priori contradictoires, expriment en fait deux aspects de l’identité humaine, l’idéalisme et l’égoïsme. On peut en effet considérer la consommation de la viande comme un acte de sainteté qui fait participerl’animal à la vie humaine, ce qui est rare dans la vie courante mais qui est la norme dans la vie de sainteté, c’est à dire lors de la consommation de la chair des sacrifices. On peut aussi y voir une exacerbation de l’envie, et donc une concession faite à la barbarie. La première dimension est mise en évidence dans le livre de Vayikra (chap. 17, 3-4) où la Thora interdit formellement l’abattage des animaux domestiques en dehors du sanctuaire pendant la période du désert, condamnant cet acte comme un assassinat! Par contre dans le même texte, le sacrifice consommé au tabernacle est encouragé. C’est donc que le lieu saint est susceptible de sanctifier l’intention du consommateur.
Notre paracha, Reé, introduit les deux dimensions à la fois. D’une part le désir de viande est présenté du point de vue de l’envie, comme résultant de l’éloignement du lieu de sainteté: "Tu diras: je veux manger de la viande, car ta personne aura envie de manger de la viande, tu mangeras alors de la viande autant que le désire ta personne. Car tu sera éloigné du lieu que l’éternel ton Dieu choisira" (Devarim 12, 20-21). D’autre part, ce même désir est présenté comme le fruit de l’accomplissement de la promesse divine de l’expansion territoriale (verset 20): "Lorsque l’Eternel ton Dieu étendra ton territoire comme il te l’a promis, alors tu diras: je veux manger de la viande ". L’accomplissement de la promesse de la terre peut donc servir de levier à un élargissement du champ de la sainteté, de sorte que le profane puisse s’associer à la sainteté, résorbant ainsi l’écart entre l’idéalisme et l’égoïsme, qui sous-tend la condition humaine.