Rav Oury Cherki

Vayigach - Le traité théologico-politique

Jerusalem Post, Kislev 5782



La réconciliation de Yossef avec ses frères est sous-tendue par le débat quasi-idéologique qui opposait Yossef et Yehouda. Alors que Yossef optait pour la mission abrahamique au sein des nations, Yehouda développait une conception particulariste du rôle de la famille d'Abraham. Leur opposition, dont la violence a failli devenir un meurtre, s'achève avec la scène dramatique de la révélation de Yossef a ses frères, lorsque Yehouda n'entend pas renoncer a Binyamin, ce qui devient l'évènement fondateur de la solidarité au sein de la Nation d'Israël naissante.

C'est à partir de là qu'il devient necessaire de définir les rôles des différentes identités qui composent la collectivité d'Israël. C'est à Yaakov, en tant que père de la famille, de donner les instructions : "[Yaakov] envoya Yehouda auprès de Yossef afin d'instruire (lehorot) devant lui à Gochen" (Ber. 46, 28). Rachi donne comme première explication du mot "instruire" : "à la suite du traducteur (Onkelos) - pour lui aménager un lieu et donner des instructions pour son installation avant son arrivée". Mais Rachi ne semble pas satisfait de cette explication. En effet, pourquoi la Torah nous ferait-elle part d'une telle banalité sans consequence pour le lecteur ? C'est ce qui amène Rachi à compléter son commentaire par une deuxième explication : "selon le midrache - pour instruire en sa présence, c'est-à-dire y fonder une maison d'étude d’où émaneront les instructions". Cela revient à dire que Yehouda est nommé par son père comme chef de la Yechiva, et donc que Yaakov tranche en faveur de l'opinion de Yehouda au détriment de celle de Yossef. Mais ce n'est pas si simple. Pourquoi, si la règle est tranchée selon Yehouda, faut-il préciser qu'il a été envoyé "auprès de Yossef" ? c'est donc que Yehouda a quelque chose à apprendre de son frère, sans quoi sa Torah serait incomplète. Il s'agit de la science politique. Yossef ayant été détenteur du pouvoir en Egypte, il a été formé à la science de l'état, et c'est lui qui peut faire prendre conscience à Yehouda de l'importance de la dimension politique du projet d'Abraham. Un peu comme il a été necessaire au temps du retour, qu'un juif formé à l'école de l'occident introduise dans le monde traditionnel l'idée que le retour à Sion passe par la fondation d'un Etat. Sans Yossef, Yehouda risque de se confiner dans le spirituel. L'alliance entre les deux est une forme de traité, que l'on peut qualifier de "théologico-politique", quel que soit l'usage qui fut fait plus tard de ce terme.

En fait, les deux frères sortent transformés de cette aventure. Yossef passe de la vocation cosmopolite avec ses tentations assimilatrices, à l'espérance du retour, devenant le prototype du "Messie joséphique". Yehouda passe du religieux replié sur lui-même, à la dimension universelle, annonciatrice du Messie davidique.