Rav Oury Cherki
Moi et ça
Paracha Toldot, Hechvan 5766
Rivka, notre mere, etait enceinte de jumeaux, Esau et Jacob. La grossesse n’etait pas facile: "les garcons s’agitaient en son sein" (Berechit 25,22). Le Midrache, cite par Rachi, interprete ainsi cette agitation: "ils se disputaient l’heritage des deux mondes". On serait porte a croire qu’Esau voulait le monde terrestre et que Jacob voulait le monde celeste, le ‘olam haba. Mais dans ce cas, remarque le Maharal de Prague (Netsa’h Israel chap. 15), il n’y aurait pas eu de dispute, chacun ayant choisi le monde qui lui convient. En fait, il faut comprendre que chacun voulait les deux mondes pour lui tout seul. Esau, assure de par sa tendance naturelle qu’il s’accaparera le monde politico-terrestre, est inquiet de son salut celeste, ce qui l’amenera dans la suite de l’histoire, lorsqu’il se sera concretise sous la forme de l’empire de Rome, a etablir une religion entierement centree sur l’obtention du salut de l’ame: le christianisme. Jacob au contraire se sait assure de la vie eternelle: "tous les fils d’Israel ont part a la vie du monde a venir" (Michna Sanhedrin 10,1). Pour Israel la difficulte, reside donc non pas dans l’acces a la beatitude, mais bien dans l’enjeu politique, ou regulierement il echoue. D’ou la necessite pour Jacob d’acquerir la science politique et militaire chez Esau, d’abord sous la forme de la vente du droit d’ainesse, puis par la ruse lors de la benediction dispensee par Its’hak, pour aboutir a la lutte victorieuse contre l’ange tutelaire d’Esau, qui lui reconnait enfin son droit a la dimension etatique en le nommant Israel, le lutteur.
La dualite Ciel-Terre se traduit egalement dans la conception des rapports de Dieu au monde. En tant que Dieu du monde "d’en-haut", le Createur est appele "Moi" (Anokhi), c’est-a-dire Celui qui manifeste Sa Volonte, comme lors de la revelation du Sinai (cf. Chemot 20,2), alors qu’en tant que Maitre de ce bas monde, il porte le nom de l’impersonnel, que l’on designe du doigt: "Ca" (Zeh. faudrait-il rapprocher ce terme du vocable qu’employaient les anciens Grecs pour designer leur principale divinite?). On comprends alors mieux la lecture que fait Rachi du texte. En effet la Thora rapporte les paroles de Rivka dans sa douleur: "Elle dit: ainsi donc, pourquoi ca a moi (zeh anokhi)?" (25,22). Ce qu’on peut lire: le Dieu de cet enfant est-il "Ca" ou "Moi"? Il ne lui reste plus qu’a interroger la source supreme: "elle alla interroger l’Eternel" (id.), qui resout sa perplexite en lui revelant qu’elle porte deux fils, avec chacun son apprehension propre de la Divinite.
Le dialogue entre Jacob et Esau lors de la vente du droit d’ainesse prend alors une dimension hautement metaphysique: "engorge-moi de ce rouge, de ce rouge-la (ha-zeh) [donne-moi la satisfaction immediate de l’existence], car je suis fatigue de rechercher l’Absolu (anokhi) (25,30). Puis prefigurant Nietschze: "voila que Dieu (Anokhi) est en voie de mourir dans ma conscience, a quoi bon pour moi en ce monde (li zeh) la primaute?" (25,32).
Le monotheisme integral d’Israel s’accomode mal d’une bipolarite entre le spirituel et le temporel. Il est necessaire qu’en fin de compte une liaison soit etablie entre les deux mondes. C’est ce que figure la fameuse echelle entrevue par Jacob dans son reve (28,3). Cette unite des deux mondes est entrevue par Jacob a son reveil (28,16): "En verite Dieu est present dans le lieu de la rencontre de Ca et Moi (bamakom ha-Zeh. ve-Anokhi)". L’ideal’Unite est pose desormais comme enjeu de l’histoire.