Rav Oury Cherki

L'épouvantail de la Halakha

Sivan 5779




Il est courant d'affirmer que la loi juive -la Halakha- n'est pas applicable dans un état moderne, que son adoption ne pourrait que créer une théocratie obscurantiste, ignorante des acquis de la démocratie libérale. Cette approche n'est pas le propre des seuls laïcs anti-religieux, elle est un lieu commun pour bien des fidèles de la tradition orthodoxe, qui attachés à la modernité, préfèrent cantonner leur religiosité à la pratique du culte.

On ne peut cependant pas faire abstraction du fait que le judaïsme en tant qu'héritage d'une nation, donc d'une entité politique, est foncièrement porteur d'un projet politique, que la Thora est pour lui tout d'abord une doctrine nationale, bien avant son rétrécissement aux dimensions d'une loi communautaire par la contrainte de l'exil. Le droit juif (Michpat Ivri) [1], élément essentiel d'une société étatique, ne peut donc pas être esquivé dans tout débat sur l'actualité de l'Etat d'Israël.

Une des particularités juridiques de l'Etat d'Israël est l'absence d'une constitution. Il existe bien des "lois fondamentales" dotées d'un statut spécial, et qui sont supposées servir un jour à l'établissement d'une constitution, mais cet ajournement n'est pas fortuit. Il est, selon l'avis d'éminents juristes israéliens, basé sur l'idée sous-jacente que la constitution du peuple juif ne peut être que la Thora, et que toute autre législation n'est qu'un compromis. Même si on ne le souhaite pas, il n'est pas exclu qu'un jour la Thora devienne la constitution de l'Etat d'Israël, ce que Léon Askénazi (Manitou) appelait de ses vœux. Cette éventualité mérite une étude.

La loi talmudique est bicéphale. Elle admet une législation civile ("la loi du roi" – din hamelekh) parallèle à celle des tribunaux rabbiniques pour le droit pénal [2]. De plus, une place très large est réservée à la législation du domaine public (takanot ha-kahal). En l'absence d'instance rabbinique, elle admet l'autorité d'une cour populaire ('arkaot che-be-Souria). Mais tout ce dispositif peut tenir à condition que l'autorité ultime, la norme fondamentale, soit la Thora, sous forme de l'autorité de principe du droit rabbinique et de ses instances. On peut donc imaginer un ordre social dans lequel pratiquement toutes les lois votées par la Knesset seraient valables dans un Etat halakhique, sous réserve de veto du tribunal rabbinique pour celles qui violeraient de manière flagrante les valeurs du judaïsme, un peu à la manière dont procède le conseil constitutionnel en France ou la cour suprême en Israël pour les lois disqualifiées par la constitution. Dans l'état actuel, la halakha n'est pas reconnue comme normative par la loi israélienne, ce qui rend les relations difficiles entre une institution qui "lève la main sur la loi mosaïque" et l'orthodoxie. Mais il ne dépend que d'une décision déclarative du législateur reconnaissant la validité de principe du droit hébraïque, pour normaliser la situation.

Le principe de la séparation des pouvoirs serait ainsi conservé, la Knesset remplira la fonction de souverain et le tribunal hébraïque (ébauche du Sanhedrin ?) celle de conseil constitutionnel. La cour suprême pourra continuer son activité, avec cette seule réserve qu'elle ne sera plus le juge exclusif des valeurs fondamentales de la société, ce qui lui est déjà contesté dans l'état actuel des choses.

Qu'en sera-t-il des valeurs de la démocratie libérale dans un état constitutionnellement halakhique ? Eh bien, elles seront tout simplement appliquées. Quelques éclaircissements sont nécessaires : il y a toujours un écart entre les principes et leur application concrète. S'il est necessaire de déclarer "liberté égalité fraternité", c'est probablement parce que la réalité sociale est le contraire. Le point de départ est souvent le contraire du point d'arrivée. Or, la halakha opère à l'opposé de ce schéma. Les trois bénédictions du rituel du matin : "qui ne pas fait gentil (goy), esclave, femme" proclament respectivement le contraire de la fraternité, de la liberté et de l'égalité. Mais c'est précisément ce point de départ discriminateur qui permet à la halakha concrète de réaliser de fait ces valeurs, sans discrimination aucune. Tout étudiant de la halakha concrète sait parfaitement que le secours doit être dispensé à tout être humain, juif ou non-juif, même si la casuistique qui amène à ce résultat demande des efforts intellectuels. Il en est de même pour la liberté individuelle et l'abolition de l'esclavage, qui sont le résultat concret de l'influence des enseignements de la Thora. Ainsi pour les femmes, dont l'égalité de fait est consacrée par la halakha. Il n'est pas possible dans le cadre restreint de cette communication de faire le point des détails de ces lois, il faut donc renvoyer à l'étude.

Qu'en est-il des contraintes contre les libertés individuelles, brandies par les opposants au droit hébraïque, telle la lapidation pour les transgresseurs du Chabat ? Là aussi, seule l'ignorance de la stratégie halakhique permet une erreur aussi grossière. On sait bien comment la halakha a tout pour rendre les sanctions pénales inapplicables dans la pratique. Il ressort que dans un état conforme à la halakha, rien n'empêcherait quiconque de proclamer haut et clair qu'il transgresse le Chabat, ou qu'il pratique l'homosexualité, et même encourager ces transgressions de la Thora, sans que cela entraine de sanctions légales.

Cependant, la validation légale de ces pratiques ne serait pas possible, comme par exemple la légalisation du mariage homosexuel. C'est là qu'intervient une idée originale connue comme "l'accord Medan-Gabizon" des noms de ses initiateurs, le rabbin Meïr Medan et la juriste laïque Ruth Gabizon, qui pour préserver l'unité de la société israélienne, proposent d'accepter une limite à la liberté du domaine public "parhessia", de sorte que dans la vie publique rien ne viole de manière flagrante les valeurs du judaïsme, avec en retour l'acception par les religieux d'une marge de tolérance par rapport aux habitudes de vie des non-religieux. Cette restriction par rapport à l'application absolue du libéralisme permettrait de mettre en valeur le cachet de judéité de l'état hébreu. Ce principe est déjà en germe dans la loi israélienne qui affirme le caractère juif de l'état parallèlement à sa nature démocratique.

Il est évident que l'éventualité d'un état halakhique exige une maturité de la part de ceux dont le métier est de fixer la Halakha. Une situation inadmissible est celle d'un ministre orthodoxe qui démissionne pendant une semaine afin de ne pas prendre la responsabilité des travaux de réfection des voies ferroviaires effectués pendant le Chabat. Avec tout ce que cet acte a d'honorable pour son auteur, fidèle a ses principes, il met à jour un problème profond d'une frange importante du monde des étudiants de la Thora, qui est l'absence d'une réflexion sérieuse sur la manière dont un état moderne peut et doit être géré par la Thora. Les solutions existent et ne doivent pas attendre les situations de crises pour être pensées.

En marge de ces considérations, il y a lieu d'inviter à une étude profonde de ce que représente pour la pensée traditionnelle la laïcité de l'état juif au temps du retour d'Israël a sa terre. Cela nous amène à l'enseignement du rav Kook, pour qui le phénomène a pour but de retrouver la Thora sans contrainte, et de la réconcilier avec la vie.

 

 

[1] On se réfèrera utilement à l'ouvrage de Menahem Eilon, vice-président de la cour suprême : Ha-michpat ha-ivri.

[2] Ran, drachot XI