Rav Oury Cherki

Thora et Science

‘Lada'at Darkékha’, traduction de Menahem Bregegere




1. Les contradictions entre la Thora et la science

Au cours des générations revient encore et encore se poser la question de la compatibilité entre la Thora et la science, ou plus précisément entre les faits décrits dans la Thora et les découvertes des sciences de la nature. L'intense débat autour de cette question, qui atteignit son paroxysme au 19e siècle après la publication de la théorie de l'Évolution par Charles Darwin, découlait du postulat que la Thora et la science sont vouées au même objectif, ou tout au moins qu'elle traitent du même sujet. C'est pourquoi il convient avant tout de mettre en question ce postulat, et de voir s'il y a lieu de mettre les deux domaines sur le même plan, autrement dit si les contradictions entre la Thora et la science sont un sujet d'étude valide, ou non.

Prenons par exemple deux contradictions bien connues :

1. La science prétend que l'âge du monde est de plusieurs milliards d'années, alors que la Thora prétend que l'âge du monde est inférieur à six mille ans.

2. Les recherches sur l'Évolution concluent que l'homme est issu d'une créature archaïque qui ressemblait à une singe, alors que la Thora prétend que l'homme a été formé à partir de la terre.

Il existe quatre méthodes répandues pour traiter de ces contradictions, mais aucune d'entre elles n'est juste.

Le postulat de la première méthode consiste à dire qu'il est avéré pour nous que la Thora est vérité, et que par conséquent la science, qui contredit la Thora, est mensonge. Il en résulte que l'âge du monde de est de six mille ans, et que l'homme a été tiré de la poussière de la terre. Toutes les hypothèses scientifiques qui prétendent le contraire sont fondées dans l'erreur.

Cette méthode est répandue dans une partie de la sphère religieuse, juive et non juive. L'Église catholique par exemple, s'est servie de cet argument pour invalider les théories scientifiques des temps anciens. La théorie de Copernic, selon laquelle la terre tourne autour du soleil, fut rejetée par l'Église sous l'allégation qu'elle contredirait explicitement un verset du Livre de Josué, qui dit : “Soleil, arrête-toi sur Guiv'on !” [Josué 10, 12]. De ce verset il ressortait que Josué avait arrêté le soleil, et puisqu'il en était ainsi c'était le soleil qui se mouvait autour du globe terrestre.

La deuxième méthode prétend le contraire de la première : puisque la science apporte la preuve de ses affirmations, il est clair que le monde a plusieurs milliards d'années et que l'homme est issu du singe, et il en ressort que la Thora ne dit pas la vérité. Cette méthode est répandue chez de nombreux scientifiques et philosophes du 19e siècle, qu'on a appelés positivistes. Ils soutenaient que puisque la science est l'outil le plus exact pour élucider la vérité, tous les problèmes métaphysiques posés par les hommes de religion et les philosophes au cours des générations trouveront un jour leur solution grâce à la science.

Les deux premières méthodes ont en commun qu'elles prêtent un sens théologique aux théories scientifiques, et c'est à partir de là que la Thora et la science en viennent à se contredire mutuellement. On est donc obligé de choisir l'une des deux comme vérité, et la seconde sera forcément fausse.

La troisième méthode professe qu'il n'y a pas de contradiction entre la Thora et la science, puisque la science s'accorde avec les dires de la Thora. Les tenants de cette méthode prétendent qu'on peut prouver scientifiquement que le monde a six mille ans et que l'homme a été tiré de la poussière de la terre, ou tout au moins qu'il n'y a aucune objection scientifique à cela.

La quatrième méthode est l'opposée de la troisième, et prétend que la Thora s'accorde avec les arguments de la science. Pour ses adeptes, les affirmations de la science que le monde a plusieurs milliards d'années, et que l'homme est issu du singe, sont exactes, et il est possible de trouver dans la Thora des sources qui s'accordent avec ces découvertes. Par exemple, on trouve dans la Guémara 'Irouvin [18a] qu'Adam le premier homme avait une queue, et que le Saint-Béni-Soit-Il la lui coupa ; et dans le Midrach Rabba [3, 7], que le Saint-Béni-Soit-Il construisait des mondes et qu'il les détruisait.

Les deux dernières méthodes ont en commun, contrairement aux deux premières, que la Thora et la science s'accordent l'une avec l'autre.

 

2. L'hypothèse de départ erronée

Ces méthodes sont toutes les quatre construites sur une hypothèse de base identique : la science et la Thora visent à répondre aux mêmes questions, et que sur la question de l'âge du monde, par exemple, il y a une réponse chez les gens de Thora et une réponse chez les scientifiques. Il est alors justifié de comparer leurs réponses et de chercher si elles sont en contradiction ou en concordance. Cependant, quand on examine l'hypothèse de départ, il s'avère qu'elle n'est pas correcte. Le champ d'investigation de la science diffère complètement de celui de la Thora. La science s'occupe de la description de la réalité et de son fonctionnement, et elle vient répondre essentiellement à des questions du genre de : “De quoi est composée la matière ?”, ou : “Quelles sont les lois qui régissent le fonctionnement de la matière ?”, ou d'autres du même genre. La Thora, de son côté, s'occupe de la signification de la réalité du point de vue moral, et elle vient répondre à des questions du genre de : “Dans quel but la matière existe-t-elle ?”, ou : “Comment convient-il de se comporter ?”, ou d'autres du même genre. Ce sont des questions de valeur, et non des questions descriptives. Le diction très répandu que “Tout est dans la Thora” peut induire en erreur si on le prend à la lettre, car telle qu'elle est devant nous, la Thora ne contient pas tout ! Par exemple, on ne peut pas apprendre la science à partir des versets de la Thora, et la preuve en est qu'aucun des Grands d'Israël n'a étudié la science de cette manière.

Sur cette idée a été construite une cinquième méthode : celle du Professeur Yécha'yahou Leibovitz, qui considère qu'il y a une séparation complète entre la science et les valeurs. Puisque la Thora s'occupe des valeurs et que la science s'occupe de la nature, il ne peut y avoir aucun lien entre elles, et il en découle qu'il n'y a pas à discuter des deux concurremment. À partir de là, l'affirmation de la science que l'homme vient du singe, et celle de la Thora que l'homme vient de la terre, sont toutes les deux exactes, mais la science décrit l'origine biologique de l'homme, alors que la Thora décrit l'origine de l'homme du point de vue des valeurs morales.

Le problème de cette manière de voir les choses est qu'on se cache le fait qu'il y a une origine unique à la science et à la Thora : Celui qui a créé la science est aussi Celui qui a donné la Thora, et cette unité est censée avoir laissé sa trace dans les deux domaines.

 

3. La méthode du Rav Avraham Itzhak Kook

Il existe donc une sixième méthode, celle du Rav Avraham Itzhak Kook, qui est construite sur deux principes :

1. Il n'y a pas de lien entre la Thora et la science.

2. Il y a un lien profond entre la Thora et la science.

Ces assertions semblent à première vue contradictoires , mais en fait chacune considère le sujet d'un point de vue différent. En ce qui ce concerne les sujets scientifiques les plus courants (à savoir les phénomènes physiques et les systèmes biologiques), il faut adopter le premier principe, qu'il n'y a pas de lien entre la Thora et la science. Les concepts pertinents dans ces domaines ne se trouvent pas dans la Thora. Même quand il apparaît dans la Thora un certain discours sur la réalité physique, la Thora n'entend pas se placer sur le terrain scientifique pour nous livrer un concept à partir de son sens littéral.

Avant le Rav Kook, cette position avait déjà été prise par le Rav Itzhak ben Moché Arama dans son commentaire de la Thora. Dans la Parachat Chemini [§ 60], il critique l'approche selon laquelle on pourrait expliquer les interdits de la cacherout qui apparaissent dans la Thora comme des lois diététiques :

“Il convient que nous sachions que ce n'est pas pour la santé du corps ni pour éviter ses maladies que ces aliments ont été interdits, comme quelques-uns l'ont écrit, car si c'était le cas, le niveau de la Thora divine serait rabaissé à celui d'un de ces livres de remèdes, petits par la taille et par la compréhension, ce qui serait une marque insigne de mépris ! De plus, on pourrait traiter [les aliments interdits] par toutes sortes de trempages ou de mélanges afin de neutraliser leur effet nocif, comme on le fait pour les poisons mortels qui servent à préparer tous les médicaments. Alors l'interdit deviendrait sans objet, et la Thora une fumisterie !”

On ne peut pas rétrécir les causalités des lois de la Thora au niveau d'explications scientifiques. Si c'était là le seul motif de l'interdit de cacherout, il vaudrait mieux étudier la médecine pour arriver aux lois diététiques les plus exactes, et on n'aurait pas besoin pour cela de la Thora de Moché.

Une preuve supplémentaire du premier principe est donnée par l'enseignement du Rav Cherira Gaon, qu'il est interdit d'appliquer les recettes thérapeutiques écrites dans le Talmud, car depuis sa publication la médecine n'a cessé de progresser, et il se peut que ce qui était réputé efficace à cette époque ait été disqualifié depuis. Il n'y a rien là de qui puisse porter atteinte à la sagesse des Tanaïm ou des Amoraïm, car leur occupation centrale était de développer le patrimoine de la Thora orale, et ils citaient les connaissances médicales de leur époque de manière accessoire, soit pour rendre service aux gens, soit seulement pour la bonne compréhension du sujet traité [ces citations n'avaient donc aucune valeur halakhique].

D'un autre côté, il doit forcément y avoir un lien profond entre la Thora et la science, par le fait que c'est le même Dieu qui a créé le monde et qui a donné la Thora, et aussi parce que la Thora a été donnée à l'homme, et que celui-ci vit dans le monde que la science étudie. C'est ce qui fonde le deuxième principe. La foi dans l'Unité, qui est la foi du peuple d'Israël, apporte la révélation que Dieu est présent en toute chose - dans la Thora et aussi dans la science. Il y a donc forcément, dans la volonté du Créateur, une intention globale qui unit la Thora et la science. Certains côtés de cette intention se révèlent dans la Thora, et d'autres dans la science.

 

4. La volonté du Créateur se révèle à travers la science.

L'exemple typique du dévoilement de la volonté du Créateur à travers la science est donné par la Théorie de l'Évolution. Les Sages de la Kabbale on décrit le développement spirituel du monde comme un processus graduel, un enchaînement d'étapes. Cette idée était transmise à une minorité d'individus d'élite, alors que la foule du peuple était accoutumée à penser que le monde était apparu brusquement d'un seul coup, selon les mots du verset : “Dieu dit : ‘que la lumière soit’, et la lumière fut” [Genèse 1, 3]. C'est seulement la Théorie de l'Évolution qui accoutuma l'esprit de la multitude à l'idée d'un développement graduel, et qui ouvrit à l'humanité la voie d'une rencontre avec la Divinité telle qu'elle se dévoile dans la nature et dans l'histoire. Tout ceci, sans rapport avec la question de la validité scientifique de la théorie qui était, et qui est toujours, réservée aux milieux de la recherche.

La Théorie de l'Évolution fut attaquée de manière virulente et sans répit sur la base d'arguments religieux. Certains justifièrent leur opposition au moyen de versets de la Thora, ou par l'argument moral qu'il n'est pas possible que celui qui est la ‘couronne de la Création’ soit tiré du singe. Mais ces argumentations manquent de force : les versets qui décrivent les actes de la Création ne doivent pas être enseignés selon leur sens littéral, car c'est il est admis qu'ils ont un sens secret ; et l'argument moral ne résiste pas non plus à la critique, car la poussière de la terre, comme source de la création de l'homme, n'est guère plus plus honorifique que le singe.

Le Rav Kook explique que la vraie raison qui rend la Théorie de l'Évolution difficile à accepter pour les gens, est qu'ils ne sont pas prêts à accepter l'idée que le Saint-Béni-Soit-Il agisse au moyen d'un processus graduel. On peut renforcer cette analyse par la constatation que c'est la même tranche de population qui s'oppose à l'Évolution et qui s'oppose aussi au sionisme, croyant pour la même raison que la Délivrance doit se produire de manière soudaine, et non de manière graduelle.

Un autre exemple du dévoilement de la Providence divine à travers la science est le développement scientifique et technique sans précédent observé pendant les cent cinquante dernières années. Il est dit dans le Livre du Zohar :

“La six-centième année du sixième millénaire [5600 / 1840] les portails du savoir [‘Hokhma’] s'ouvriront en-haut, les fontaines du savoir s'ouvriront en-bas, et le monde sera réparé pour entrer dans le septième millénaire, comme un homme se prépare la veille de Chabbat pour entrer dans Chabbat” [ Zohar (I) 117, 1].

On peut dire que le Livre du Zohar établit une liaison entre le développement scientifique (‘les portails du savoir’) et la Délivrance d'Israël (‘le monde sera réparé’). On constate en effet que le sionisme et ses messagers sont entrés en action en parallèle avec ce développement. Le lien entre l'essor scientifique et technique et la Délivrance d'Israël vient du besoin que la Délivrance soit un événement mondial. Si l'État d'Israël avait été créé avant le développement des communications mondiales, on peut supposer que sa fondation n'aurait pas dépassé le niveau d'un événement régional du Moyen-Orient. Le développement scientifique met donc l'accent sur l'orientation universelle qu'il faut donner à la base conceptuelle de l'État d'Israël.

 

5. Ordre d'apparition des découvertes scientifiques.

Plus - puisque l'intention du Créateur est de dévoiler une partie de sa volonté précisément à travers la science, il règne un ordre dans l'apparition des découvertes scientifiques qui résulte directement de cette intention. Un exemple d'ordre de ce type est donné par le Rav Kook dans ses lettres : l'homme de l'Antiquité pensait qu'il se tenait sur un monde plan et stable. S'il avait su qu'il était sur une sphère qui tourne sur elle-même et qui se déplace à grande vitesse dans l'espace, son équilibre psychique aurait été compromis. C'est pourquoi le Créateur a eu la bonté de cacher aux yeux de l'homme la vérité scientifique sur le globe terrestre, tant que n'était pas apparue en lui la capacité de concevoir la différence entre la vérité scientifique et l'expérience sensible.

De même, dans l'astronomie ancienne de Claude Ptolémée, le globe terrestre se trouvait au centre de l'univers, et l'univers tournait autour de lui. Dans cette théorie s'exprimait (pas forcément de manière scientifique) l'importance que l'homme se donne à lui-même, et partant de là, la philosophie scolastique du Moyen Âge installa l'homme au centre de son image du monde. Si l'humanité était arrivée dès cette époque à la représentation astronomique actuelle, selon laquelle le globe terrestre est apparaît comme un grain de poussière dans un univers aux dimensions impressionnantes, cette conception aurait été pour elle la porte ouverte au désespoir, et ce désespoir l'aurait conduite à la déchéance et au relâchement moral. Cette réalité fut cachée aux yeux de l'humanité pour que cette conception de l'homme, comme celui qui se tient au centre du monde, lui fasse accepter d'endosser la responsabilité morale vis-à-vis de la Création. Après quelques siècles, pendant lesquels l'humanité développa les concepts de morale et de crainte de Dieu qui venaient de cette conception, elle fut à même de découvrir l'infinitude de l'univers pour lui servir de base à de nouveaux concepts, tels que celui de l'humilité.

 

6. L'idée scientifique de l'unité.

Une autre chose, qui met en évidence le rapport étroit relation entre la Thora et la science, est l'aspiration à l'unité. Dans la Thora de Moché, il existe un postulat fondamental que le monde est la révélation d'une Unité cachée : “Écoute, Israël, l'Éternel est notre Dieu, l'Éternel est Un” [Deutéronome 6, 4]. Certes, la science ne prétend pas que “l'Éternel est Un” soit la formule qui inclut toute la réalité, mais on voit bien qu'il y a dans la science le désir d'arriver à une théorie physique unitaire, une sorte de ‘théorie des champs unifiée’, qui fournirait une explication globale des différents phénomènes. Sur ce point de l'aspiration à l'unité conceptuelle, la Thora et la science se rencontrent.

Il est même très possible que certains développements scientifiques aient subi une influence directe de la Thora de Moché. Par exemple, il y a une hypothèse très répandue dans la physique moderne, que les lois physiques sont vraies par rapport à l'univers entier. Cette idée n'avait rien d'évident pour les scientifiques de la Grèce antique. D'après la physique d'Aristote, certaines lois sont valables seulement sur le globe terrestre, et dans les ‘roues célestes’ (concept aristotélicien désignant les déplacements des étoiles autour du globe terrestre), ce sont d'autres lois qui s'appliquent. On demanda un jour à Albert Einstein d'où l'on savait qu'il y a une telle uniformité dans l'existence, et il répondit : ‘c'est un acte de foi’. Il est raisonnable de supposer que la foi dont il parle prend sa source dans la Thora de Moché.